Carrière
Tberguig, rumeurs, ragots…, nous sommes tous émetteurs et récepteurs
La médisance à l’encontre d’un collègue permet de cacher un échec personnel ou un manque d’estime de soi. Elle cache un déficit de communication quand elle vise principalement l’entreprise ou un dirigeant.
«A chaque fois que nous lui ramenions une information, le chef nous donnait 50 DH. Il aimait être au courant de tout ce qui se passait au bureau : les rivalités, les chamailleries…tout», raconte Fouad, ancien employé dans une société de transport interurbain. «Tberguig» (commérages), ragots, potins… Qu’importe le mot, il y en a qui s’en donnent à cœur joie pour clouer au pilori les collègues. Esprit de vengeance pour les uns, échappatoire pour d’autres, ce phénomène de médisance n’épargne aucun groupe social ni personne. Nous avons tous été victimes, récepteurs ou émetteurs de toutes sortes de balivernes.
Selon Ahmed Al Motamassik, sociologue, «la médisance est le produit d’un vécu social et psychologique lié à l’échec social». En s’adonnant à ces potins, on tente d’équilibrer ses échecs. On peut comprendre par là que le fait de dévaloriser une personne devant d’autres résulte de la jalousie : il est plus écouté que moi dans l’entreprise, mieux rémunéré, plus compétent, alors je lui trouve des points faibles ou des défauts jamais soupçonnés par les autres pour le dévaloriser. Dans ce cas, la médisance vise à isoler, démolir ou même éliminer une personne.
Mohcine Benzakour, psychosociologue et enseignant-chercheur, traduit un tel comportement par le manque d’estime de soi. «On essaie de se valoriser au détriment d’autrui. Parce qu’on n’a rien à raconter à notre propos, on va essayer d’attaquer les autres», explique-t-il.
Secrétaire dans une grande entreprise de communication, Souad n’en finit pas de raconter avec un plaisir non dissimulé les escapades sexuelles de ses collègues. De la chargée de clientèle à la directrice marketing, la plupart des consœurs seraient passées sur le divan du patron ou d’un gros client. Relevons à cet égard qu’au Maroc les rumeurs sur les histoires de «coucheries» sont légion et émanent aussi bien de femmes envieuses que d’hommes n’ayant toujours pas digéré la promotion d’une concurrente. Evidemment, il y a souvent plus de mensonges que de vérités dans de tels propos parce que jamais l’émetteur ne pourra apporter des preuves tangibles.
Toujours à propos d’escapades sexuelles, Hamid lorgnait sa belle nouvelle collègue Nadia et faisait tout pour la faire tomber dans ses filets. Belles paroles au quotidien, invitations à tout bout de champ, etc. Or, Nadia ne partageait pas les tendances de son collègue, et évitait, autant que faire se peut, ses innombrables tentatives. Hamid n’accepta pas cette sorte d’échec. Alors, chaque jour, il trouve un truc à dire au directeur à propos des défaillances de la «nouvelle». Le directeur l’écoutait sans pour autant réagir, jusqu’au jour où Hamid tomba sur la même Nadia aux bras du même directeur, quelque part dans un lieu public…
Le tberguig est aussi un moyen pour tisser des liens sociaux. En rapportant des histoires, vraies ou fausses, l’émetteur tente de se rapprocher de ses récepteurs. Souvent, il leur raconte ce qu’ils veulent bien entendre sur une personne, l’échec d’une stratégie qu’ils n’ont soutenue que du bout des bras, le favoritisme érigé en fil conducteur de la gestion des ressources humaines… C’est tout simple : «L’ennemi de mon ennemi est mon ami».
Le fait de raconter potins et vraies fausses histoires peut également signifier qu’on est mieux informé que les collègues. Ces personnages sont les premiers à être informés du refus du patron d’augmenter les salaires, du licenciement d’un collègue, du recrutement d’un autre, des difficultés financières de l’entreprise… A les écouter, on a l’impression d’être au cœur du centre de décision. A ce niveau, on s’aperçoit que ce n’est pas seulement l’individu qui peut être victime d’informations tronquées sur son compte, les entreprises sont aussi largement exposées. Le danger pour celles-ci est qu’avec internet et le développement phénoménal des réseaux sociaux, tout le monde peut partager ses phantasmes en toute tranquillité et, avec la crédulité des récepteurs, le faux devient rapidement vrai et se propage rapidement. De quelque nature qu’elle soit, et quelle que soit la cible, la médisance et les rumeurs malsaines peuvent attiser les peurs, générer des conflits, faire douter, diminuer la productivité …
La communication permet de limiter les informations mal intentionnées
Toutefois, il est admis que les commérages, surtout quand ils sont destinés à véhiculer de fausses informations sur l’entreprise ou ses dirigeants, reflète un malaise. «En général, ces comportements ne sont que les effets d’une situation et non des causes. A mon avis, il faut aller au delà des apparences et analyser les véritables causes qui ont engendré la dégradation du climat social au sein d’une entreprise. Un corps social réagit négativement par rapport à une situation donnée», explique Mouhcine Benzakour. Pour nombre de sociologues, la médisance est souvent alimentée par des inquiétudes, des incertitudes. C’est donc à ces sentiments qu’il faut d’abord s’attaquer. Ainsi, de grandes entreprises, régulièrement sujettes aux rumeurs, ont créé des outils de veille et de communication de crise (avec surveillance par exemple des forums de discussion). Des outils qui ont pour vocation de recueillir les doléances des salariés et prendre la température sont également utilisés. Il en est ainsi de l’entretien annuel destiné à donner la parole aux salariés, des enquêtes de climat social, des sondages d’opinion, des évaluations annuelles, des réunions informelles.
Dans certains groupes, les salariés sont invités à s’exprimer anonymement. La formule évacue la crainte légitime des sanctions. Pour sa part, Karim El Ibrahimi, DG du cabinet RMS, indique qu’il faut couper court aux ragots par des informations correctes et en faisant preuve d’ouverture d’esprit vis-à-vis de ses collaborateurs. En somme, le remède consiste à communiquer et à bien le faire. La nature ayant horreur du vide, certains sont prompts à répandre des sornettes pour exorciser leurs peurs.
De manière générale, les commérages sont destinés à détruire. Faut-il pour autant fuir la salle de pause ou le coin café ? Non ! Parce que tout ce qui s’y raconte n’est pas faux. Il est possible de tomber sur une bonne information qui peut servir pour la suite de la carrière. La seule précaution est qu’il vaut mieux être récepteur qu’émetteur. Un beau parleur suscite souvent de la méfiance, même s’il est écouté avec respect et attention.