Carrière
Quand performance et bonheur font bon ménage au travail
La question sur le bonheur ne date pas d’hier. Dans les années 60, des managers ont commencé à mener des réflexions sur le sujet. McDonald’s, Chronoflex, Favi, Goretex ou Harley Davidson, plusieurs entreprises dans le monde ont su tirer leur épingle du jeu en misant sur le bien-être de leurs salariés.
En 1972, Jigme Singye Wangchuck, roi du Bhoutan, royaume niché au cœur de l’Himalaya, avait déclaré son refus de «la dictature du PIB et de la croissance économique à tout prix» et avait proposé un nouvel indicateur de richesse : le bonheur national brut (BNB). Plus récemment, l’ex-premier ministre britannique David Cameron a annoncé vouloir mesurer «le Bien-être national».
Dans les années 60, des managers ont commencé à se soucier du bonheur de leurs collaborateurs au travail. Ce souci va grandissant, car l’entreprise est devenue, malheureusement, un espace de souffrance, notamment psychologique. On se rappelle la vague de suicides chez France Télécom. Par cet acte, les employés, qui ont mis fin à leur vie, désignent leur entreprise comme responsable de leur souffrance.
Performance et bonheur font bon ménage
Le 24 février 2015, la chaîne Arte a diffusé le documentaire «Le Bonheur au travail». Dès les premières images, Isaac Getz, professeur de management à ESC Paris, donne le ton : 10%, seulement, des salariés français sont engagés, 60% viennent au travail uniquement pour le salaire et 30% sont tellement malheureux qu’ils s’y rendent pour afficher leur souffrance. «Ces derniers viennent au travail pour saboter et détruire», avertit-il. Mais alors, ces salariés étaient-ils ainsi au moment de leur recrutement ? «Non» s’empresse-t-il de répondre. La cause ? L’organisation pyramidale qui donne au chef tous les pouvoirs et qui réduit le salarié à un simple «pion». Cette organisation, héritée de l’ère industrielle, est complètement inadaptée aux besoins du personnel aujourd’hui.
Que faire ? Troquer l’organisation pyramidale étouffante par une organisation ouverte et créative où chaque salarié peut innover. C’est l’entreprise libre. Isaac Getz la définit ainsi : c’est l’entreprise où la grande majorité des salariés ont la liberté et la responsabilité complètes pour prendre toute action qu’ils pensent être la meilleure pour leur entreprise par eux-mêmes et sans supérieur hiérarchique. Martin Meissonnier, réalisateur du reportage, en a rencontré certaines. Poult, Chronoflex et Favi en France, Goretex et Harley Davidson aux USA, et HCL en Inde. Le secteur public n’est pas en reste : le ministère allemand du transport et la sécurité sociale belge. Les managers de ces entreprises et Administrations, sans se concerter, ont trouvé, chacun à sa manière, la recette du bonheur au travail. Et ça marche ! Ces structures affichent des taux de croissance insolents. En accordant davantage d’autonomie aux collaborateurs, donc plus de responsabilité, les résultats explosent.
Les limites de la structure pyramidale
«Grosso modo, il y a 2 ou 3% de branleurs dans les entreprises. Pour ceux-là, on met en place une structure qui gère les 97 % de gens sérieux», explique Jean-François Zobrist, patron de Favi, entreprise familiale, leader européen qui fabrique les fourchettes de boîte de vitesses automobile. «Les ouvriers sont brimés par la structure. Ils ne donnent que 50% de ce qu’ils savent», poursuit-il.
Pour David Graeber, célèbre anthropologue américain et enseignant à London School of Economics, «le mal-être au travail vient de la multiplication des bullshit job», traduisez «job à la con». Ces tâches dévalorisantes pour celui qui les exécute. «Le drame c’est qu’on est passé du management des hommes par les hommes pour les hommes à la gestion des chiffres par les chiffres pour les chiffres. Maintenant, il faut revenir au bon sens», se désole J-F Zobrist.
Organisation humaine
A Favi, il n’y a plus aucune hiérarchie. Le 7 janvier 2012, J-F Zorbist demande, au cours d’une grande messe, à ses 400 salariés de repenser l’organisation de l’entreprise. La pyramide a été, ainsi, remplacée par de petites équipes autonomes. Quand il y a un problème, ce sont les salariés qui le traitent. Le chiffre d’affaires a augmenté de 15% «sans rien faire», s’amuse J-F Zobrist.
Cette organisation a tellement réussi que pendant des années Favi a distribué jusqu’à 3 mois de bonus à l’ensemble du personnel. «La confiance rapporte plus que le contrôle», insiste J-F Zobrist. «Les gens qui sont à Favi aiment être responsables. Ils n’ont pas besoin d’avoir un chef derrière eux pour leur dire faites ceci ou faites cela», explique un ouvrier.
De l’autre côté de l’Atlantique, l’emblématique président de Harley Davidson, Richard Teerling, avait, pour relancer la marque mythique au vromm face à la concurrence japonaise, demandé à l’ensemble du personnel de repenser l’organisation de l’entreprise. Ils ont proposé des choses simples, mais ô combien pertinentes! Le processus de prise de décision a été ainsi aplati, devenant plus proche du terrain. Les propositions des ouvriers ont fait exploser les ventes. Les salaires comme les retraites ont été augmentés. C’est d’ailleurs à cette époque qu’un salarié avait proposé une idée qui allait asseoir la légende HD: créer des clubs de motards pour se retrouver les week-ends et faire des kilomètres ensemble. C’est ainsi qu’est née une confrérie singulière autour de l’amour de la machine, qui compte aujourd’hui 2 millions de membres.
Chez le pionnier Gore, fabricant du GoreTex (10000 employés sur les 5 continents et 3 milliards d’euros de CA), le personnel a une liberté surprenante. Bill Gore, fondateur en 1958, ne voulait aucune hiérarchie dans son entreprise pour que chaque associé (comprenez employé) puisse développer ses talents. Pour cela, il a imaginé un système de sponsors (mentors) et de leaders cooptés par leurs collaborateurs. Est leader celui qui sait faire travailler ensemble les collaborateurs et élaborer sa vision d’ensemble à partir d’idées individuelles. Il n’est pas là pour décider. Le leader émerge naturellement. Il n’est pas désigné. Sinon, ce sont les associés qui désignent leur leader. Chez Gore, on ne recrute pas les nouveaux associés pour leur diplôme, mais pour leur capacité à évoluer et à proposer de nouvelles idées.
Pour concilier entre performance et bonheur, Gore invite chaque associé à cultiver son projet personnel pour le faire résonner dans la société en y prenant du plaisir. C’est le fameux «sweet spot», point de rencontre entre les compétences, les champs d’intérêt de l’associé et les besoins de l’entreprise. Grâce au sweet spot, les salariés heureux, motivés et créatifs ont développé des milliers d’idées nouvelles.
Pour l’Indien Vineet Nayar, ancien PDG de HCL informatique, leader mondial dans les services informatiques, en famille, on ne donne plus d’ordres. Le patriarche ne contrôle plus rien. Les parents ont, aujourd’hui, un rôle de mentor. Ils accompagnent et aident leurs enfants pour qu’ils arrivent à faire ce qu’ils veulent. «Si les rapports avec les adolescents à la maison ont changé. Pourquoi il n’y a aucun changement au travail?» se demande-t-il. «Pour lui, la structure pyramidale est étouffante pour les employés, notamment la génération Y, très innovante», s’indigne-t-il.
A la biscuiterie française Poult, il n’y a plus de hiérarchie ni de comité de direction. Le personnel organise sa journée selon la charge de travail. Résultat: Poult embauche et affiche une croissance insolente à deux chiffres !
Même success-story chez Chronoflex, société de réparation de flexibles. Après une réflexion collective, la pyramide hiérarchique a été remplacée par de petites équipes autonomes, des «speed-boat». Une fois la nouvelle organisation installée, le patron part un an faire le tour du monde. Durant son absence, les salariés revoient leur rémunération. Ils optent pour des bonus individuels et collectifs indexés à la performance et une prime pour tous aux bénéfices. «Le jour où l’on a mis en place ce système, le chiffre d’affaires a pris +15% sans rien faire», constate le patron sourire aux lèvres.
Toutefois, l’absence de hiérarchie ne signifie pas anarchie. La nouvelle organisation est soutenue et défendue par l’ensemble du personnel. En cas de problème, ce sont les employés qui trouvent la solution. Comme le souligne Isaac Getz, c’est la personne sur le terrain qui est la mieux placée pour résoudre un problème. «Celui qui sait fait».
Confiance vs contrôle
«Par principe, on ne contrôle rien, ni les cadences ni les horaires. Je fais confiance au personnel», déclare J-F Zobrist, qui a fondé sa recette sur deux principes : «L’homme est bon» et «L’amour du client».
«La confiance rapporte plus que le contrôle. Quand vous contrôlez, les mauvais prolifèrent, quand vous ne contrôlez rien, ils sont éliminés. Mais gentiment», explique-t-il amusé. «Plus on contrôle, plus on perd de l’argent. C’est un cercle vicieux colossal».
Même son de cloche chez Laurent Ledoux, président de l’administration allemande de la mobilité. «Nous avons supprimé le pointage et remplacé les horaires par des objectifs. Les managers contrôlent la présence et non le travail. L’absence d’objectifs est un facteur de démotivation pour plusieurs personnes». Le délai de traitement des dossiers est passé de 18 mois à 4 !
Des managers egoless
Pour Laurence Vanhée, principale architecte de la libération des ministères belges, DRH à la sécurité sociale belge et auteur du bestseller Happy HR, «le pire ennemi du bonheur au travail est l’ego de la hiérarchie qui a besoin de son bureau de 50 m2 et de tous les attributs externes du pouvoir. Parce que la culture de l’ego va induire la culture du contrôle pour être sûrs que l’on est au-dessus de ceux qui sont au-dessous».
«A partir du moment où l’on traite l’ego de nos managers, quelle que soit leur place dans la hiérarchie, on en fait des managers egoless, sans ego, qui considèrent que la réussite de leur équipe est plus importante que leur propre réussite et que le collectif est plus important que l’individuel, on commence à changer beaucoup de choses», renchérit-elle.
Pour la petite histoire, Laurence Vanhée a remplacé son titre de DRH par «directrice du bonheur», Chief Happiness Officer, dont la mission est de rendre le personnel heureux dans son travail.
«Nous affichons un taux de satisfaction de 89%. Le nombre de candidatures spontanées a augmenté de 500%» déclare Laurence Vanhée au magazine belge Références. Elle a été récompensée par le prix «HR Manager de l’année». En matière de management, un salarié heureux coûte beaucoup moins cher à son patron : il est deux fois moins malade, six fois moins absent et 55% plus créatif qu’un salarié malheureux.
Chez Gore, une fois par an, le personnel évalue leur leader, lui disent ce qui ne va pas et ce qu’il doit améliorer pour que l’équipe fonctionne mieux et pour que les résultats soient meilleurs.
Sens vs l’argent
Pour M. Nayar, l’argent ne fait pas le bonheur. C’est un facteur de reconnaissance qui permet à l’entreprise d’être équitable. Pour lui, l’erreur que commettent de nombreux managers est de croire que les gens ne travaillent que pour l’argent. «Les gens sont malheureux dans leur travail parce qu’ils n’y trouvent aucun sens. 70% du bonheur ne vient pas de l’argent. Les gens sont heureux quand on leur donne un but, une liberté de choix, la transparence et quand ils peuvent être maître de leur destin», insiste-t-il. L’argent ne motive les gens qu’un court moment. «Ce qui les motive c’est de travailler dans le respect, la confiance, de savoir qu’ils font des choses qui les élèvent et qu’ils le font avec d’autres personnes».
Credo de ces managers
L’entreprise libre exige une culture positive, de confiance et responsabilisante qui met l’humain et l’équipe au centre des préoccupations de l’organisation pour créer une nouvelle génération de leaders et démanteler les usines à gaz RH.
Les dirigeants de toutes ces entreprises, mises en scène dans ce reportage, s’accordent à dire qu’ils font confiance à leur personnel.
J-F Zobrist, le plus inspiré, croit dur comme fer que «l’homme est bon». «Si le collaborateur est heureux, il est rentable, donc l’entreprise gagne de l’argent», conclut-il. Les 400 salariés de Favi sont heureux sans hiérarchie et sans syndicat. Les gens se pressent pour être embauchés.
Pour Vineet Nayar, «les employés d’abord, les clients ensuite». Slogan qui a présidé au développement de son entreprise, dont l’effectif est passé de 30 000 à 90000 collaborateurs. Il insiste, également, sur la cohérence de la communication du manager. Si sa communication est différente de son intention, il perd sa crédibilité.
Isaac Getz a étudié plus de deux cents entreprises dans le monde. Il en conclut que «la confiance rapporte plus que le contrôle».
Un système fragile ?
Certaines entreprises, séduites mais peu inspirées, ont mis en place des organisations plates en y ajoutant des zestes de bullshit jobs. Du coup, le principe a été vidé de sa substance.
Le bonheur est important, mais il ne s’agit pas de faire «fun», une couche de cosmétique. McDonald’s avait nommé son clown «Chief Happyness Officer» (en 2003), lésinant sur des actions concrètes d’amélioration du bien-être du personnel sur leur lieu de travail. Chez Harley Davidson, le modèle participatif n’a pas survécu au départ du patron Rich Teerling 1997. Ce n’est pas le cas chez Gore, qui a réussi à pérenniser son modèle, créé en 1958 et qui est toujours présent dans la culture de l’entreprise.