Carrière
Management : le principe de protection
Quelles que soient les organisations, le but du management est bien toujours de faire en sorte qu’un collectif soit performant.
Absence d’objectifs clairs et précis, cantonner les personnes dans le strict périmètre de leur fonction, utiliser les consultants qui proposent des solutions sans garantie de résultats et toujours vouloir repousser une action, sont les quatre erreurs des leaders.
La mission de management, quelles que soient les organisations ou les époques, demeure toujours la même. Certains essaient de redorer les concepts, changer les perspectives ou inventer de nouvelles approches voire créer des modes, mais le but est bien toujours de faire en sorte qu’un collectif soit performant. Le management a en commun avec les choses sacrées que ce sont toujours les mêmes principes jamais appliqués, toujours les mêmes erreurs jamais corrigées. C’est le propos de RH Schaffer («Mistakers Leaders Keep Making». Harvard Business Review. September 2010) qui rappelle son article d’il y a 35 ans sur les mêmes erreurs commises déjà par les leaders. En matière de mission managériale, de difficultés et d’erreurs managériales, rien ne bouge.
Selon l’auteur, les leaders continuent imperturbablement de faire quatre erreurs de management qui les empêchent d’être aussi performants qu’ils pourraient l’être. La première consiste à ne pas savoir définir d’objectifs clairs et précis à leurs collaborateurs. Les objectifs sont souvent vagues : améliorer l’efficacité d’un processus, réduire le nombre d’accidents du travail, se concentrer pour les deux ans qui viennent sur un segment plus riche de clientèle. Ces objectifs sont pertinents mais ils ne donnent pas de perspective claire à ceux auxquels ils sont attribués. Ils ressemblent à ces conseils de vieil oncle quand il vous disait d’être plus persévérant et moins tendu : autant dire des objectifs ou des conseils qui ne font du bien qu’à ceux qui les donnent. Le pire étant d’ailleurs ces objectifs vagues dont l’énoncé seul traduit l’infaisabilité comme par exemple ce rajout «…si jamais vous pouvez.» La deuxième erreur consiste à cantonner les personnes dans le strict périmètre de leur fonction sans les intégrer dans le cadre plus large d’un projet global de l’entreprise, dans la perspective à plus long terme de l’atteinte de buts d’ordre supérieur. Ainsi chacun travaille sans grand souci de l’œuvre collective, du bien commun en quelque sorte, tout en déléguant vers le haut le soin de s’en occuper. Et chaque niveau de management de consacrer son temps et son énergie à essayer de relier les actions de chacun, au risque de ressembler à un habile tourneur d’assiettes sans pour autant gagner une grande autorité.
La troisième erreur commise toujours et encore par les leaders consiste à utiliser les services d’experts ou de consultants qui proposent de nombreuses solutions sans assumer aucun des résultats. Le marché du conseil s’est tellement développé ces dernières années dans toutes les directions et pour toutes sortes de prestations. Il est très rare que leurs contrats avec l’entreprise soient basés sur la qualité des résultats (il en va de même en médecine au demeurant). Il est clair également que les experts et conseils ont intérêt à vendre le plus possible plutôt qu’à assurer l’efficacité pour leurs clients, même si les deux objectifs ne sont évidemment pas toujours exclusifs l’un de l’autre. La quatrième erreur consiste à toujours vouloir repousser une action. Au moment d’agir, il y a toujours quelque chose à faire avant. Les parents connaissent bien la situation quand ils demandent à leurs enfants adolescents de venir à table. La réponse est invariablement: «Attends !». Il en va de même en matière de management. Avant de s’engager dans une amélioration ou une action quelconque, il y a toujours besoin d’un diagnostic préalable, de la mise en place d’un système nouveau et indispensable. Résoudre un problème requiert immanquablement de la préparation comme si les managers étaient toujours déjà parvenus au maximum et qu’une amélioration marginale nécessitait donc une action supplémentaire pour réussir.
Le leader cherche toujours à se défendre et se protéger
Pour expliquer la permanence de ces erreurs, on ne peut manquer de relever leur caractéristique commune. Dans tous les cas, on retrouve le souci du leader de se défendre et de se protéger. C’est ce que l’on pourrait appeler le principe de protection. En ne fixant pas de pistes d’actions très précises, le leader évite de trop réfléchir à la traduction concrète de ses objectifs personnels et donc le risque d’en fixer d’inaccessibles et de perdre toute crédibilité. En étant trop précis, on prête le flanc à la critique en cas de problème, on risque de paraître trop autoritaire et contraignant. On cherche donc finalement à respecter le flou dans lequel, quoi qu’il arrive, chacun pourra ne pas perdre la face : être trop précis, c’est risqué de ne pas être pertinent. En cantonnant les personnes dans le périmètre étroit de leur définition de fonction et de leur zone de compétence, sans perspective globale sur les vrais objectifs de l’entreprise, on se protège évidemment de les voir venir sur un terrain que l’on estime réservé. Il est toujours assez naturel d’attendre que les autres exécutent quand on pense avoir soi-même la vision de l’ensemble. En maintenant quelques complicités avec des experts ou consultants, on se protège encore derrière leur expertise reconnue sur le marché. Quoi qu’il advienne on aura fait le maximum : les managers rejoignent ici la tendance actuelle de notre société, sur toute question, économique ou éthique, à se ranger derrière l’opinion de personnes reconnues comme expertes. Peu importe ce qu’ils disent, l’important c’est d’avoir le tampon de leur expertise.
Enfin, pourquoi vouloir toujours faire quelque chose de nouveau, des analyses ou des process, si ce n’est toujours en vertu du même principe de protection ? En effet, ne rien faire de nouveau, ce serait reconnaître que l’on n’avait pas fait le maximum jusque-là. Développer de nouveaux systèmes, c’est se protéger de l’accusation de n’avoir pas fait tout ce que l’on pouvait faire avec les outils existants, ce serait donc un aveu d’incompétence dont il faut naturellement se protéger.
La question est alors de savoir pourquoi les leaders passent tant de temps et d’énergie à se protéger. La première raison qui saute immédiatement aux yeux, c’est la faiblesse humaine. La paresse a toujours été le premier des défauts, surtout dans des organisations de travail qui visent prioritairement à la contenir. Traquer les faiblesses humaines est aussi ancien que pointer les erreurs de ceux qui exercent le pouvoir. La littérature n’a pas attendu les spécialistes du management pour le mettre en évidence avec plus de style et de finesse. Les personnes sont paresseuses, elles cherchent la sécurité, elles attachent de l’importance à une position sociale qui est le fondement de leur identité, le repère indispensable à leur évolution dans le monde de l’entreprise ou dans la société.
Pour pertinente qu’elle soit cette explication est insuffisante. Si les leaders se défendent, c’est aussi parce qu’il leur est beaucoup demandé, souvent plus que raisonnable. Ils doivent évidemment faire de la performance collective, être crédibles techniquement, partager les missions de gestion des ressources humaines. Et quand la mayonnaise prend autour de la question des risques psychosociaux, c’est à eux qu’il revient de repérer les fragilités, anticiper les problèmes personnels voire assumer la responsabilité de l’accident. Les leaders sont pris dans le syndrome de la guerre de 14 ; ils ressemblent à ces soldats tassés dans la boue de leurs tranchées, avec les rats, le typhus et la peur des bombes alors que les intellectuels confortablement installés aux terrasses des cafés parisiens leur donnent des conseils sur la conduite à tenir… Les organisations, publiques ou privées, marchandes ou associatives, feraient bien de ne pas céder à l’illusion de penser que les grognards, tout en râlant, continueront toujours d’avancer. Sans doute ce principe de protection s’explique-t-il également par des raisons plus profondes ou structurelles. Nos organisations ont de la difficulté à faire partager un minimum de vision commune, le sens partagé d’un objectif collectif. Les discours managériaux s’égarent à vouloir donner du sens ou à faire partager des valeurs communes. Mais le fonctionnement d’une organisation n’a rien à voir avec une chapelle. Il s’agit de créer de la richesse en produisant un bien ou un service qui rencontre le besoin d’un public. Pourquoi est-il si difficile de partager cette réalité de base en la cachant derrière des discours idéologiques ou une recherche de valeurs et de sens communs qui ne sont pas très réalistes.
Contrer le principe de protection, c’est faire en sorte que chacun soit bien proche des aspects concrets du business
Comment contrer les effets pervers de ce principe de protection ? Schaffer propose un remède : l’expérimentation. Celle-ci a plusieurs caractéristiques. Premièrement, elle peut et doit être rapidement entreprise. Deuxièmement, elle doit être concrète et permettre à différents groupes ou équipes de développer quelque chose de nouveau. Troisièmement, elle doit compenser les satisfactions évidentes de la soumission au principe de protection. Le seul moyen est évidemment de permettre des satisfactions plus grandes encore, dans le succès et la réussite. Il est donc important de sélectionner les lieux d’expérimentation qui seront les plus faciles à réussir de manière à engager une spirale de la confiance et du succès.
Pour contrer les effets du principe de protection, il serait souhaitable de toujours faire en sorte que chacun soit bien proche des aspects concrets du business. On se demande parfois si les organisations ne cherchent pas à éloigner les salariés de ce qui fait le cœur de leur mission, à savoir le business de l’entreprise. Comme cette entreprise par exemple qui supprime du personnel expérimenté grâce à la mise en œuvre de systèmes d’information sophistiqués : mais simultanément, elle recrute des spécialistes des systèmes d’informations sans aucune connaissance ni sensibilité au cœur du business de l’entreprise. Bilan des courses, l’effectif n’a pas bougé, il y a simplement moins de personnes qui connaissent quelque chose au business… Il reste une dernière piste pour aider à sortir la tête du bois : les managers ont besoin de challenges, ils ont besoin d’être intellectuellement stimulés et remis en question dans leurs activités. Un grand distributeur s’est baptisé «agitateur d’idées», il ferait bien de développer son concept au sein des entreprises.
Source : RH Info