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A. Lahlimi commente les tendances lourdes de la transition démographique

Le haut commissaire au Plan expose les mutations démographiques profondes que connaît le Maroc depuis 40 ans.
La population marocaine est vieillissante avec un doublement de la proportion des plus de 60 ans à l’horizon 2025.
En 2020, les moins de 15 ans représenteront 23% de la population globale contre 44% en 1960.
Pour plus de croissance, le capital marocain doit produire davantage de richesse ; ce qui n’est pas le cas aujourd’hui.

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Alors que le recensement général de la population et de l’habitat a été entamé (l’opération s’étend du 1er au 20 septembre courant), Ahmed Lahlimi, haut commissaire au Plan, a accepté de faire pour La Vie Eco une lecture de la démographie au Maroc, sa structure et les choix stratégiques que son évolution impose.

La Vie éco : Alors que le recensement général de la population vient d’être lancé, et en attendant ses résultats, a-t-on idée, aujourd’hui, de ce que sera la population marocaine dans les décennies à venir ?

Ahmed Lahlimi : Au sein du haut commissariat au Plan, le Centre d’études et de recherches démographiques est l’organe de recherche spécialisé en matière d’études de la population. Les résultats des recensements et enquêtes montrent que la population du Maroc, à l’exclusion, bien entendu, de ceux qui vivent à l’extérieur, était de l’ordre de 11 millions d’habitants en 1960 et de 26 millions en 1994. Elle est estimée à 30 millions d’habitants en 2003 et, selon les dernières projections, à 33 millions en 2010, 37 millions en 2020 et 43 millions en 2040. Ces projections seront de nouveau actualisées après analyse des résultats du prochain recensement.

Vous avez dit dans une de vos récentes interventions que le Maroc est en passe de connaître une transition démographique importante. Qu’entendez-vous par transition démographique ?
Notre pays est entré dans ce que les démographes appellent la «transition démographique», depuis plus d’une quarantaine d’années. Avec une fécondité de l’ordre de 3 enfants par femme, une espérance de vie à la naissance qui frôle les 70 ans et un taux d’accroissement moyen d’environ 1,5 %, le Maroc se trouve bien en rupture avec le régime démographique traditionnel, caractérisé par des niveaux élevés de mortalité et de natalité. Ce qui devrait inciter à anticiper les problématiques spécifiques que poseraient la population des moins de 15 ans, celle en âge de travailler et, enfin, celle âgée de 60 ans et plus.

Concrètement, cela veut dire qu’il y a de moins en moins de jeunes et plus de vieux ?
Une chose est sûre, c’est que la proportion de la population des moins de 15 ans est en constante baisse depuis 40 ans. En 1960, la part de cette population représentait 44,4 %, aujourd’hui, elle représenterait 30 % et ne serait que de 23,6% en 2020. Mais, malgré la baisse de son poids relatif, l’importance de cette tranche d’âge appelle des efforts soutenus en matière d’éducation et de formation valorisante de ses capacités créatives. Ces efforts, dont l’importance est aujourd’hui unanimement soulignée, devraient d’autant plus s’intensifier qu’il s’agit non seulement de potentialiser les objectifs de la réforme de l’enseignement et de la formation engagée par notre pays mais aussi, au même moment, de résorber le passif hérité du passé en termes d’analphabétisme, d’une part, et d’inadéquation de l’enseignement aux exigences du marché du travail, d’autre part.
D’un autre côté, la population du troisième âge (âgée de 60 ans et plus), qui se maintenait autour de 7 % de la population totale tout au long des quarante années passées, devrait connaître une augmentation dans l’avenir. A partir de 2020, les générations nées pendant les années 1960, période pendant laquelle le Maroc avait connu une forte fécondité, auront 60 ans et plus. Leur proportion dépasserait ainsi, en 2020, 11 % de la population totale pour atteindre 13,3 % en 2025 et 20% en 2040. Comme vous le dites très justement, à l’instar de ce qui se passe dans les pays développés, la population marocaine est effectivement vieillissante.

Ce vieillissement ne vous paraît-il pas inquiétant par rapport à la pérennité de nos systèmes de retraite et de protection sociale ?
Une telle évolution pose, effectivement et en des termes urgents, la problématique du financement des retraites et, au-delà, de la protection sociale de l’ensemble de cette partie vulnérable d’une société faiblement salariée. Ceci requiert un large débat entre toutes les composantes de la nation pour concevoir un modèle spécifique de protection sociale basé sur un équilibre à convenir avec tous les opérateurs socio-économiques entre capitalisation et solidarité avec le souci de la nécessaire équité entre les générations. La question est d’autant plus importante qu’il ne s’agit pas uniquement d’assurer la pérennité des systèmes de retraite en vigueur, mais de la conception d’un système plus global de protection sociale dont l’Assurance maladie obligatoire (AMO) semble devoir être le noyau de départ et constituer une approche qui ne demande qu’à être mise en œuvre sur des bases de gestion saine.

Mais la croissance démographique pose également une autre problématique de taille, l’offre de travail pour les personnes en âge de travailler, qui sont de plus en plus nombreuses…
Absolument, et il n’y a qu’à voir l’évolution de la population dite en âge d’activité c’est-à-dire entre 15 et 59 ans. Sa proportion est en nette croissance depuis 1960 et continuera ainsi jusqu’en 2020. Si elle était d’environ 48,4 % en 1960, elle est de 62 % en 2003 et serait de l’ordre de 65 % entre 2010 et 2020. Cette tranche d’âge soulève la problématique de l’offre de travail dans un pays où le taux de chômage est élevé (19 % dans les villes) et dont la croissance déjà faible ne semble pas, de par ses sources actuelles, être particulièrement créatrice d’emplois. C’est au fond la question de la croissance, son niveau et sa nature, qui est ainsi posée.
Alors, quand vous parlez d’inquiétudes, elle a des raisons d’être. A la base de toute action, il y a toujours une part d’inquiétude. Elle doit nous motiver pour faire ce qu’il faut pour affronter les problèmes.

Justement, pour affronter ces problèmes, le tissu économique national semble, malheureusement, peu préparé à créer davantage d’emplois, de richesses et de bien-être…
Il est clair, en effet, que la croissance de notre PIB doit absolument atteindre un taux susceptible d’assurer une amélioration constante du niveau de vie des citoyens. Cette augmentation doit aller au-delà des tendances enregistrées durant les cinq dernières années, qui se situent autour de 3,8 % en moyenne. Ceci passe nécessairement par une mise à niveau globale de notre appareil de production et une meilleure répartition des fruits de la croissance. Les efforts requis pour une telle croissance devraient concerner plusieurs domaines tels que l’agriculture, dont la productivité est stagnante et l’effet d’entraînement sur les autres secteurs de l’économie, même en années pluvieuses, bien faible; la formation, qui doit mieux répondre aux besoins du marché de l’emploi; la valorisation des ressources humaines; la mise à niveau des petites et moyennes entreprises; le développement de l’industrie valorisant nos ressources nationales, notamment en matière d’intelligence par le pari sur les technologies et le développement de l’économie du savoir. Autant d’axes qui constituent les priorités fixées pour la Nation par Sa Majesté le Roi.

Peut-on estimer le taux de croissance nécessaire pour répondre aux besoins que va créer cette croissance démographique ?
A mon avis, le problème est autant le niveau de la croissance que sa qualité, c’est-à-dire sa capacité à créer de l’emploi et à résorber les disparités sociales et spatiales. La croissance économique de notre pays reste caractérisée par un ICOR élevé, autrement dit par une faible productivité du capital. Ce coefficient, qui informe sur le nombre d’unités d’investissement par unité supplémentaire du PIB, est de l’ordre de 5 à 5,5 points au Maroc, contre 3 points en Egypte et 0,6 point en Turquie.

Peut-on penser, à l’instar de ce que disait l’économiste anglais Malthus, que les ressources de notre pays sont en danger ?
Il est indéniable que les ressources naturelles, en particulier l’eau et les sols dont la disponibilité par habitant se dégrade dangereusement, et, d’une façon générale, le cadre de vie, peuvent être négativement influencés par une variable démographique non maîtrisée ou non prise en compte. Les structures et les comportements démographiques et leurs effets doivent être nécessairement au cœur de notre vision de l’avenir, de notre projet de société et de la stratégie de développement de notre pays. L’objectif d’une croissance économique forte doit aller de pair avec les objectifs de développement humain, de solidarité et d’émergence d’une société du savoir. C’est par ces biais que peuvent se développer le goût de la compétition et l’éthique du respect de la nature et du souci de l’avenir des générations futures.

La réalisation de telles projections n’est pas une fin en soi, le plus dur est de les utiliser pour planifier l’avenir du pays. Or, on a l’impression aujourd’hui que les décideurs marocains, aussi bien dans le public que dans le privé, ne sont pas inquiets par rapport au facteur démographique. Du moins, il revient très rarement dans les programmes d’actions, y compris ceux à long terme.
Quoi qu’on fasse, ces changements démographiques marquent, et marqueront par leur dynamique, le potentiel du développement durable de notre pays. Ils sont à l’origine d’une mutation profonde de la structure et du comportement de la population marocaine. Leur impact effectif et potentiel sera déterminant pour l’avenir. La prise en compte de cette variable se situe nécessairement à la base de toute planification du développement. Du reste, les projections démographiques constituent le noyau de la réflexion prospective que nous avons entamée au haut commissariat au Plan pour inscrire les futurs plans dans une vision plus large de nos contraintes et atouts et ce dans le cadre de cette planification rénovée que, sur instructions royales, nous entendons promouvoir pour notre pays.

Ne pensez-vous pas que la transformation de la structure de la population pourrait poser des problèmes d’un autre type ? Par exemple, la taille restreinte de la famille ne met-elle pas déjà en danger les réseaux de solidarité familiale qui, pendant longtemps, ont servi de filet social?
Certes, l’institution familiale a connu d’importantes mutations. Les structures traditionnelles de la société, basées sur les solidarités familiales, ont éclaté sous l’effet de la modernisation des modes de production et de l’évolution des rapports sociaux. Mais d’un autre côté, il en a résulté des changements qualitatifs importants dans les comportements et les mentalités. Dans ce cadre les rapports de pouvoir au sein de la famille ont tendance à se modifier profondément. Le rôle de la jeunesse devient de plus en plus prépondérant. L’émergence du rôle de la femme, grâce en particulier à l’éducation et à son accès à l’emploi rémunéré, consacré aujourd’hui par le code de la famille, semble devoir impacter de plus en plus le développement de notre pays et dynamiser le processus d’évolution globale de notre société

La proportion des plus de 60 ans ira en augmentant pour atteindre 20 % de la population en 2040. Ce vieillissement pose, en termes urgents, la problématique du financement des retraites et de la protection sociale de cette partie vulnérable de la population.

La proportion de la population en âge d’activité (15-59 ans) est en augmentation et atteindra 65 % entre 2010 et 2020. Ce qui soulève la problématique de l’offre de travail dans un pays où le taux de chômage est élevé (19 % dans les villes) et dont la croissance, déjà faible, ne semble pas, de par ses sources actuelles, être particulièrement créatrice d’emplois.

Ahmed lahlimi
Haut commissaire au Plan Avec une fécondité de l’ordre de 3 enfants par femme, une espérance de vie à la naissance qui frôle
les 70 ans et un taux d’accroissement moyen d’environ 1,5 %, le Maroc se trouve bien en rupture avec le régime démographique traditionnel, caractérisé par des niveaux élevés de mortalité et de natalité.